Madagascar : mains basses militaires sur les minerais stratégiques

Quand le funeste général Joseph Gallieni, escorté par 20 000 soldats, plante son drapeau à Majunga en 1895, Paris envisage avant tout une extension de son domaine minier colonial. L’ambition première n’est pas de poursuivre de gré ou de force la « mission civilisatrice » de Jules Ferry : la militarisation de cette île plus grande que la France, au terrain accidenté, où la population est culturellement hostile à la confiscation de ses terres par les étrangers, apparaît d’emblée illusoire.
L’objectif est ailleurs, dicté par des lobbies militaro-industriels puissants en ces temps troubles où les crises aux frontières européennes se cristallisent tandis que les bruits de bottes se font entendre. Engagée dans une course effrénée à l’armement, la France veut satisfaire coûte que coûte ses besoins urgents en minerais stratégiques, indispensables à la fabrication de cuirasses et de blindages.


C’est pourquoi cette mission militaire d’envergure opérée dans la hâte à Madagascar engage, dès 1894, le minéralogiste Alfred Lacroix, chargé de dessiner les contours des réserves minières malagasy. C’est donc ce professeur du Museum d’histoire naturelle de Paris qui est à l’origine de l’exploitation intense et à faible coût des nombreux gisements de graphite de l’île Rouge, entre 1910 et 1921. Une ressource prisée de l’industrie de l’armement dont Antananarivo est – déjà – le principal exportateur mondial, via la France. Pendant la première Guerre mondiale de 1914-1918, Madagascar alimentera ainsi la fabrication des creusets métallurgiques destinés à la fusion du laiton.
Lacroix rédige ainsi de multiples notes (115) qui constituent un inventaire précis des minerais stratégiques et permettent un quadrillage des périmètres à fort potentiel en graphite, uranium, beryllium, thorianite, monazite, ilménite, fer, chromite etc.

Située à l’est des Comores, l’île continent Madagascar occupe une place très singulière dans le sud-ouest de l’océan Indien : sa taille exceptionnelle – quatrième plus grande île au monde – et sa situation géographique stratégique centrale, à 400 kilomètres des côtes est-africaines, imposent sa stature, dans ce vaste ensemble maritime (micro)insulaire. Vu du ciel ce territoire immense (587 041 km² ; ZEE : 1 140 000 km²) prend la forme d’une longue et large frontière naturelle, qui verrouille tous les accès vers le canal du Mozambique, d’où il recueille au passage, tel un filtre géologique réceptacle, l’ensemble de ce concentré de richesses naturelles remarquables, caractérisant cette région d’opulence minérale rare. L’île Rouge au sol fertile, brassée par des vents puissants et porteurs qui s’écrasent sur ses 4 900 kilomètres de façade maritime, est historiquement réputée pour l’abondance de son sous-sol regorgeant de pierres précieuses de grande qualité, aux couleurs chatoyantes, qui attirent dès le IXème siècle les marchands arabes, lors de leur navigation tumultueuse jusqu’à Majunga. Rubis, saphir et émeraude malagasy figurent comme les composantes essentielles à la réalisation des lourdes couronnes scintillantes qui ornent les têtes des rois et princesses d’Europe, d’Afrique, d’Orient et d’Asie.

Les travaux du géographe Alfred Lacroix sont aussi à l’origine de la cartographie minière contemporaine du pays, vite propulsé, après son Indépendance en 1960, sur la carte des fournisseurs mondiaux avec qui il faudra composer. Le Service géologique malgache se présente dès lors comme l’héritier d’un système de gestion des ressources très militarisé, creusant un premier plan de développement économique axé uniquement sur le potentiel disponible en ressources minérales. Et mettant en branle très vite une feuille de route soutenue, dont les retombées financières conséquentes restent la chasse gardée d’un État autoritaire et corrompu, représenté dans ses affaires souveraines par la vielle garde des officiers malagasy avisés.

Olivier Vallée, dans son livre remarquable « Société militaire à Madagascar », déflore les préliminaires d’un mariage civilo-militaire original entre clans d’officiers, ces bras droits historiques d’un pouvoir politique instable et extrêmement fragile, et grandes firmes minières étrangères, lesquelles drainent l’essentiel des capitaux vers le pays. De hauts gradés en col blanc qui s’imposent, au gré de leurs intérêts, comme consultants dans le cadre de la négociation sensible et technique des grands contrats, juristes quand la reforme du code minier est à l’étude, ou même encore douaniers de circonstance.

Il faut dire que ces nouveaux gisements, extrêmement prometteurs en terres rares et graphite, attisent les convoitises. Et pas seulement celles des voraces officiers malgaches. Dans le nord-ouest de la Grande-île, la péninsule idyllique d’Ampasindava (aire protégée) pourrait devenir plus connue que l’île touristique de Nosy Be qui lui fait face, depuis la découverte de 628 millions de tonnes d’une combinaison intéressante de terres rares (Pyrochlore, Monazite et Zircon).

Répartis sur deux ceintures de graphite, les projets miniers de Vatomina (380 millions de tonnes), Sahamamy (80 milles TPA), Graph Mada (61,9 millions de tonnes) à l’ouest, et ceux d’Ianapera (35 millions de tonnes), Maniry (380 millions de tonnes) opérés par l’anglo-indien Avion et Molo (141 millions de tonnes, mis en service par le canadien NextSource) au sud, offrent la garantie d’une teneur jugée hors du commun et classent Madagascar deuxième exportateur mondial de la planète, avec 8 % de la réserve mondiale de graphite gisant dans ses sols.

De quoi éveiller l’agressivité d’états étrangers assoiffés, dépourvus de stock sur les minerais (UE importe entre 75% à 100% de minerais). Un contexte d’instrumentalisation géopolitique des besoins énergétiques contraignante, initié par le principal producteur et raffineur de minerais stratégiques : la Chine. Qui, elle, a tout pour s’armer. Sous prétexte de couvrir leurs besoins en batteries électriques, les pays en quête de graphite se confrontent à la conjoncture difficile d’approvisionnement. L’appétit en minerais est gargantuesque, qu’il s’agisse de soutenir l’effort de guerre ukrainien ou d’honorer des commandes export prestigieuses (cf France>Rafale).

Une situation qui résonne comme un écho de la période de réarmement qui poussa jadis la France à confier ses ambitions hégémoniques de graphite au général Gallieni.

De fait, depuis 2006, on observe une ruée vers le graphite et les terres rares, dans un climat d’inflation des cours des minerais critiques et métaux précieux, faisant de Madagascar à la fois l’épicentre, la terre promise, la cible et le fournisseur clé de cet approvisionnement vital. Un Eldorado minier intégré récemment aux doctrines de sécurité défense de nations fortes, organisées en fédération politique ou alliances militaires. A l’instar de l’Union européenne, du Commonwealth ou du groupe Quad (Inde, Australie, Etats-Unis, Japon).

Ces grands chantiers miniers de classe majeure, initialisés il y a plus de 15 ans, reconfigurent la géographie et la surveillance du territoire malagasy à travers la construction d’infrastructures coûteuses (Molo : 29,5 millions) et de routes. Souvent déficientes, celles-ci sont nécessaires à l’acheminement d’une telle quantité de graphite et terres rares depuis le bloc à l’ouest vers le port de Tamatave (en cours d’extension hub ). Mais aussi depuis le bloc au sud en direction du port de Tulear (extension à l’étude pour un futur 2eme port), voire celui de Fort-Dauphin (opéré par l’anglo-australien Rio Tinto). Le même besoin d’infrastructures routières fiables se matérialise pour évacuer les minerais depuis la péninsule d’Ampasindava vers la baie de Diego-Suarez.

Les trois principales zones de production en cours d’extension ou d’exploration et leurs alentours sont concernés par des arrêtés d’expulsion visant directement les populations proches. Des décisions administratives qui autorisent l’État malgache, conforté par un nouveau code minier policier taillé sur mesure et par une gestion du cadastre coutumier plus restrictive, à « déplacer » une cinquantaine de villages. L’accaparement des terres est lisible : les mineurs artisanaux, pêcheurs et éleveurs crient leur désarroi, alors même qu’ils sont pris en étau sur leurs terres ancestrales entre les sociétés de sécurité privées, à la botte de l’armée, et les firmes impatientes de lancer leur exploitation, où peu de Malgaches pourront espérer travailler dans des conditions dignes.

Madagascar, terre des mille et un minerais, semble privée de l’espoir d’une justice sociale, abandonnant sa population accablée par une pauvreté chronique. Un peuple malgache dont on éclate la géographie au gré des conjonctures minières, et que l’on balade de promesses en désillusions, avant et après chaque échéance électorale.

En réalité, la nouvelle reforme du code minier, ratifiée (07/2023) en parallèle de la validation des phases finales d’investissements étrangers (cf Molo, fin 2023), enferme les populations à l’extérieur des trois zones principales d’exploitation des richesses du pays, considérées par la loi comme des espaces interdits. Une stratégie cynique visant à les expulser doublement. D’abord de leurs terres ancestrales, ensuite du processus de redistribution des montagnes de bénéfices que ne manqueront pas d’engrangrer les méga projets miniers, voués à piller et défigurer l’île Rouge au cours de ces prochaines décennies.

Laisser un commentaire